Les traces des secrets de famille
- Diane Baudry
- 6 juin
- 6 min de lecture
Inceste, enfant mort-né, disparus aux combats, viols, avortements cachés... Les secrets qui lient les membres d'une famille sont nombreux, variés, tous traumatiques à la fois pour celles et ceux qui les ont vécus, comme pour la famille toute entière. Des événements tellement douloureux, choquants, dévastateurs qu'ils sont tuent, écartés, rejetés, exclus du récit familial. Tout en laissant derrière eux autant de traces, tels les cailloux du Petit Poucet, transmises de générations en générations, qui se manifestent notamment par des schémas de répétitions générationnelles : suicides, morts accidentelles, dates anniversaires, infertilité, maladies, etc. Pourquoi les secrets de famille existent-ils ? Quelles en sont les traces et qu'en faire quand on y est confronté dans sa vie personnelle, dans sa vie de couple et de famille ?
Pourquoi les secrets de famille existent-ils ?
Un secret de famille, c'est d'abord un secret, un silence posé sur un événement violent subi ou provoqué, un lieu clos, tel un caveau, maintenu dans l'ombre, un instant sur lequel une porte s'est définitivement refermée. Un secret, c'est un non-dit, c'est ce que l'on ne répète à personne, "croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer". Un secret, c'est un voile qui cache à la vue de tous ce qui est là, ce qu'il s'est passé, c'est garder pour soi une parole, une histoire, un fait. C'est le tenir en dehors du présent, de la vie, c'est faire comme si rien ne s'était passé, comme si cet événement-là n'avait jamais eu lieu.
Un secret de famille, c'est un secret qui tient place au coeur d'une structure familiale, un silence sur un traumatisme qu'a vécu un membre de la famille : l'inceste subi par une cousine, l'enfant mort-né d'une grand-mère après la naissance de son fils aîné, le suicide d'une tante, la disparition d'un arrière-grand-père pendant la Deuxième Guerre mondiale, etc. Un secret de famille ne concerne pas uniquement celui ou celle qui le vit : il rayonne et impacte toute la famille dans son ensemble, et s'inscrit désormais dans l'histoire familiale. Un secret de famille devient constitutif d'un récit familial, y compris pour les enfants ou les cousins éloignés qui ne seraient pas concernés par l'événement en question, et participent de ses fondements, de son mythe et de sa destinée.
Parce que l'objectif premier d'une famille, c'est de se propager dans le temps, de poursuivre son existence et sa longévité générations après générations, c'est maintenir sa lignée. Lorsqu'un événement violent et traumatique surgit comme l'abus sexuel d'un grand-père sur une cousine, la naissance d'un enfant issu d'une relation adultère, ou encore le suicide d'une mère, la mise au secret de ce qu'il s'est passé garantit l'autoconservation et la perpétuation de la famille, en excluant du récit familial ce qui viendrait remettre en question et interrompre la perpétuation de la lignée. C'est une sorte de mécanisme de défense de l'inconscient familial contre l'implosion de la famille et la rupture générationnelle. En taisant l'événement, la famille peut continuer à grandir et à se développer, en faisant comme s'il ne s'était rien passé, afin d'éviter tout risque de dissolution ou d'explosion. Sauf que les secrets ne sont pas sans effet, et qu'à cacher les traumatismes, ils reviennent au galop.

Des traces secrètes de générations en générations
C'est l'histoire de Rachel. Ou plutôt de trois Rachel. Histoire que raconte Aldo Naouri, pédopsychiatre français, dans son livre intitulé Ma Mère, lorsque celle-ci, à 80 ans passés, s'effondre en sanglots, alors qu'ils dînent tous les deux, en s'exclamant : "Ma mère ne m'a jamais aimée ! (...) Si elle m'avait aimée elle m'aurait permis d'avoir une fille à laquelle j'aurais donné son nom." Aldo est surpris par une telle émotion, si soudaine. Ayant trois soeurs, il lui demande ce qui l'a empêché d'avoir donné le nom de sa mère à l'une de ses filles. "J'ai donné son nom à une fille", répond-elle "d'une voix tremblante". "J'ai appelé Rachel une fille qui est née entre Chaoul et Viola (frère et soeur d'Aldo). Tu ne peux pas imaginer combien elle était merveilleuse, douce, intelligente et si belle ! Si tu savais le temps que j'ai passé à la bercer, à la prendre dans les bras, à la gâter, à coiffer ses beaux cheveux, à lui faire de belles robes... (...) Elle est morte à 4 ans. Ça a été l'horreur..." Aldo Naouri découvre à cet instant l'existence de cette soeur. Il comprend alors les raisons de l'agressivité et la maltraitance de sa mère envers ses trois soeurs. Il saisit également l'attachement particulier de sa mère pour une aide à domicile qu'il lui avait trouvée non sans mal, après qu'elle en ait brutalement congédié un certain nombre : une vieille dame qu'elle ne comprenait pas puisqu'elle parlait une langue qui lui était étrangère, et avec laquelle pourtant elle s'entendait si bien, ne taisant pas d'éloge sur elle. Cette femme s'appelait Rachel. Ou comment ce secret de famille a laissé des traces derrière lui qui se sont imprimées au coeur des relations familiales, et même au-delà.
Autres traces : "la jalousie des tombes" ou le règlement de comptes familiaux jusque sur le dos des morts. Des cousines qui rivalisent de soins et d'attention dans l'entretien des tombes de leurs mères et tantes, traces d'une concurrence affective entretenue par l'amour contrarié d'une soeur, tenue par le secret de sa naissance hors mariage. Autres traces : le suicide d'une cousine à l'âge de 15 ans, éperduement amoureuse d'un homme de 30 ans, entretenant tous les deux une relation cachée, lui médecin d'ores et déjà fiancé, elle fille de paysan qui met fin à sa vie quand son amant met fin à leur relation. Et comment des années et des générations plus tard, les traces de ce secret viennent s'immiscer dans la passion amoureuse d'une nièce avec un homme marié, pendant près de 15 ans, qui se termine dans la déchirure et le chagrin d'un deuil impossible.
Les traces sont à la fois la marque de l'événement traumatique qui a eu lieu (suicide, mort accidentelle, abus sexuel), mais aussi de ce qui n'a pas eu lieu tout en étant là, dans une ambiance, un climat, une atmosphère familiale, à la limite d'un dépassement, d'un débordement, d'un geste ou d'une attitude déplacé, de ce qui aurait pu advenir. C'est ce que désigne notamment la notion d'incestualité, proposée par le psychiatre française Paul-Claude Racamier. Ces traces disent quelque chose de pans d'une histoire familiale voilés. Il ne s'agit pas d'y trouver une explication de cause à effet - ce serait simpliste et absurde -, mais de voir et d'entendre ce qu'il s'est passé ou aurait pu se passer qui reste et se transmet, attendant d'être exploré. Car les traces des secrets de famille, ce sont les marques, les empreintes d'un caché, d'un codé à décrypter, à déchiffrer, jusque dans le corps (maladies, infirmités, infertilité, accidents, handicaps, etc.).
Ecouter les secrets familiaux pour créer son héritage
Si les secrets de famille constituent un "héritage de l'insu", selon la formule du philosophe Jacques Derrida, ils en font bel et bien partie, qu'on le veuille ou non. Quand bien même ils ne nous concernent pas directement, dans nos parcours individuels, à notre génération, ils s'inscrivent dans l'histoire de notre famille, et sont constitutifs de la personne que l'on est. C'est ce que décrit la notion de transgénérationnel, de ce qui est transmis inconsciemment, comme par devers soi, aux générations suivantes. Peut-être est-ce même cette part cachée de l'inconscient qui prend le plus de place dans cet héritage familial.
Or, hériter, ce n'est pas simplement recevoir, dans une posture passive, jusqu'à parfois subir ce qui nous tombe dessus, ce à quoi on ne s'attendait pas, ce dont on ne veut pas. Car on n'hérite pas seulement de la maison des grands-parents : c'est tout ce qui va avec que l'on perçoit, héritier sans le vouloir de récits familiaux dont on découvre les secrets, parfois lourds de conséquences. Hériter, c'est aussi être responsable de décider et de choisir ce que l'on en fait, dans un positionnement actif et créatif. C'est ce que désigne la notion d'intergénérationnel, préférée notamment par le psychiatre Serge Tisseron, qui met en lumière l'influence réciproque de ce qui résonne en soi, de ce à quoi on répond et de ce qui ne nous touche pas, ce qu'on laisse.
Les secrets de famille sont souvent associés à des catastrophes, des drames, des morts, des violences, et c'est souvent le cas. Toutefois, l'étymologie grecque de "catastrophe" (katastrophè) désigne aussi l'opportunité de transformer, de créer autre chose : être à l'écoute des secrets de famille, rendre visibile cet héritage caché, c'est découvrir la personne que l'on est, se libérer de ce qui ne nous appartient pas, et ainsi écrire une nouvelle histoire individuelle et familiale. Dans le dernier film de Cédric Klapisch, La venue de l'avenir, Seb, l'un des multiples descendants d'Adèle, jeune adulte qui vit avec son grand-père suite au décès de ses parents lorsqu'il avait 10 ans, lui dit, à la fin du film : "J'ai toujours regardé devant, et là ça m'a fait du bien de regarder derrière." C'est ce à quoi nous invitent les traces dans le présent de secrets de famille passés : regarder derrière pour aller de l'avant.
Les traces des secrets de famille
Diane Baudry, Psychanalyse, Psychothérapie, Hypnothérapie à Paris