top of page
Photo du rédacteurDiane Baudry

Anatomie de la chute d'un couple

Dernière mise à jour : 11 oct.

Le film Anatomie d'une chute, réalisé par Justine Triet, palme d'or au dernier Festival de Cannes, a dépassé en France le million de spectateurs dans les salles de cinéma. Si ce succès semble surprendre les médias, il illustre peut-être l'intérêt du public pour la question des relations, et en particulier des relations de couple. Et si l'intrigue de l'histoire tourne autour de la question de savoir si la protagoniste Sandra - romancière, épouse et mère -, a tué ou non son mari Samuel - romancier raté et professeur d'université -, retrouvé mort devant l'entrée de leur chalet en Isère par Daniel, leur fils - unique et malvoyant, virtuose du piano -, c'est une toute autre histoire qui se joue telle une grande explication de texte, une dernière et grandiloquente dispute, de celle qui laisse des traces, de celle qui se termine sur une catastrophe. Comment en sont-ils arrivés là ?



S'imposer sans rien dire, satisfaire l'autre


Anatomie de la chute d'un couple. La première scène du film introduit la dynamique du couple qui semble fonctionner depuis plusieurs années déjà. Sandra, romancière à succès, d'origine allemande, reçoit dans le chalet familial perdu en montagne à quelques kilomètres de Grenoble, une jeune chercheuse pour un entretien. Les deux femmes sont confortablement installées, Sandra sirote un verre de vin, et l'échange se déroule en anglais - qui est aussi la langue du couple -, entretien enregistré pour les besoins de recherche de l'étudiante. Très vite, une musique forte et aux rythmes saccadés, répétitifs, presque tranchants, se fait entendre depuis l'étage supérieure où travaille - bricole ? le chalet étant en travaux - Samuel, son mari - d'origine française, romancier à la peine -, qui reste visuellement absent. Son absence est marquée, imposée, de manière de plus en plus intrusive et agressive, par la présence assourdissante d'une musique qui se répète, se rejoue encore et encore, de plus en plus forte jusqu'à devenir insoutenable, insupportable. A travers elle, il prend toute la place. L'étudiante se sent de plus en plus mal à l'aise - tout comme le spectateur -, alors que l'inconfort et l'agacement de Sandra transparaissent dans une attitude gênée. Elle s'excuse - à la place de Samuel -, pour le bruit, explique - justifie - le comportement de son époux - il a besoin de mettre la musique fort quand il travaille -, jusqu'à ne pas avoir d'autre choix - du moins en apparence - que de mettre un terme à l'entretien car il est devenu - à cause ou grâce à l'intrusion violente de cette musique, donc de Samuel - tout simplement impossible à poursuivre dans des conditions acceptables. Sandra fait donc le choix de subir le comportement de Samuel, quitte à ajourner une séance de travail, au lieu par exemple de monter le voir à l'étage pour lui demander de baisser le volume de sa musique. Pourquoi ? Qu'aurait-il pu se passer si elle avait agi ainsi ? Qu'est-ce qui fait qu'elle le laisse, dans leur relation, prendre toute la place ? Quelles auraient pu être les effets sur leur couple si elle s'était autorisée à poser une limite ? Magnifique langage symbiotique que cette scène, où Samuel marque son absence par la présence intrusive et violente de sa musique - par jalousie ? par peur d'être effacé par la jeune chercheuse ? - sans rien dire, sans rien expliquer de ce qu'il se passe pour lui, sans se positionner, à laquelle répond Sandra en mettant un terme à l'interview, satisfaisant ainsi le besoin de Samuel, interview désignant le succès en tant que romancière de sa femme - peut-être insupportable pour lui qui ne parvient ni à écrire, ni à publier -, et précipitant également le départ de la jeune femme - d'une éventuelle concurrente ? Et plus encore, non seulement elle accède à la demande non formulée de Samuel, mais elle la justifie et s'en excuse elle-même vis-à-vis de son invitée, en expliquant qu'il s'agit pour elles deux de satisfaire le besoin de Samuel d'écouter de la musique à tue-tête lorsqu'il travaille ou bricole dans le chalet. Pourquoi n'a-t-elle pas proposée à l'étudiante de quitter la pièce et de poursuivre la discussion ailleurs ? Autrement dit, pourquoi Sandra accepte-t-elle de subir cette violence-là ? Et que dit, qu'attend Samuel dans ce geste-là ? De quoi a-t-il peur ? Que craint-il qu'il se passe dans la relation entre sa femme et cette chercheuse qui pourrait mettre en question son couple ou sa place dans cette relation ? Pourquoi ce besoin apparent de passer en premier ? Pourquoi ce besoin apparent pour Sandra de le laisser passer en premier dans leur relation ?


Anatomie d'une chute : Daniel découvre le corps mort de son père, étendu au sol. Sa mère le rejoint, et appelle les secours.

Le jeu des disputes sans fin


Anatomie de la chute d'un couple. Une autre scène du film présente une dispute parmi d'autres du couple, à l'occasion du procès qui vise à juger si Sandra est coupable d'homicide - procès auquel Daniel, leur fils, demande à assister, j'y reviendrai. Lors d'une perquisition faite au chalet par les équipes judiciaires en charge de l'enquête, des enregistrements sont découverts dans les affaires de Samuel. Il s'avère alors que celui-ci enregistrait les disputes conjugales pour les réutiliser dans un projet d'écriture - que cherchait-il alors à prouver ou à écrire qu'il ne parvenait pas à dire ? Qu'avait-il besoin de ré-écouter, de ré-entendre ? La cour diffuse l'enregistrement audio de leur dernière dispute qui est montrée à l'écran, mettant ainsi le spectateur en position de témoin et d'arbitre - tout comme leur fils Daniel -, et le jeu des reproches, des non-dits, des attentes, des projections, des blessures, des jalousies, des peurs - de la perte, de l'abandon, de la solitude, etc. - recommence, encore et encore. En anglais, langue officielle du couple dans laquelle aucun des deux protagonistes ne semble véritablement à l'aise. Qu'est-il si difficile pour l'un comme pour l'autre de dire qu'il y ait besoin d'en passer par une langue étrangère pour préserver le malentendu, le quiproquo, l'incompréhension ? Comme si le couple ne pouvait se vivre et survivre qu'à condition de répéter, de revivre encore et encore ces disputes, dont le ton monte crescendo - comme la musique de la première scène - jusqu'à la violence psychologique et physique - tournée vers l'autre ou retournée sur soi. Samuel se laisse aller à une salve de reproches - le "tu qui tue" -, accablant Sandra de tous les maux, projetant sur elle sa part de responsabilité qu'il refuse d'assumer, tout comme ces choix professionnels et personnels. Sandra rend coup pour coup, rentrant ainsi dans le jeu de victime - bourreau de Samuel, désormais prisonnière de cette dialectique dont elle ne sort pas, se justifiant, encore et encore, cherchant à convaincre, finissant par hurler et par lui mettre une gifle - que l'on entend mais qui n'est pas montrée à l'écran. Comme si elle attendait que ses réponses provoquent un changement de comportement chez Samuel. Où chacun reporte sur l'autre des choix de vie - leur emménagement dans ce chalet perdu dans la montagne alpine, toujours en travaux, alors que Sandra se plaisait énormément à Londres ; les projets d'écriture romanesque de Samuel qui avortent les uns après les autres, échecs mis sur le compte d'un temps et d'une disponibilité empêchées par Sandra pour des raisons d'organisation du quotidien ; qui de l'un ou de l'autre subvient aux besoins économiques de la famille, le succès littéraire de Sandra face aux quelques heures d'enseignement universitaire de Samuel, etc. Avec un geste de violence venant clôturer un échange qui aboutit systématiquement sur un échec - cet échec devenant paradoxalement la condition du succès des prochaines disputes -, comme seul mode de fonctionnement et de communication possible d'une relation délaissée qui s'étiole, qui se délite, qui chute, lentement mais sûrement.


Anatomie d'une chute : Daniel monte sous les combles, face à la fenêtre d'où son père est peut-être tombé - de lui-même ou poussé

.

L'enfant à la fois spectateur, témoin et arbitre


Anatomie de la chute d'un couple. Dès la première scène, Daniel apparaît spectateur, témoin et arbitre des disputes de ses parents, dont l'attitude lasse et les réactions usuelles laisse deviner une certaine habitude face à ces scènes de ménage répétées. Dès les premiers signes de conflit entre ses parents, Daniel prend son chien avec lui et sort du chalet pour une balade, le temps que la dispute se passe. Comme à chaque fois. Et c'est au retour d'une de ses promenades, au début du film, qu'il découvre le corps de son père, mort, étendu sur le sol, teinte de rouge sur fond blanc neigeux. La catastrophe a eu lieu. Ce n'est que plus tard que le spectateur du film comprend que Daniel est malvoyant, à la suite d'un accident survenu à l'âge de 4 ans, dans des circonstances terribles. Il était apparemment convenu que Samuel se chargerait d'aller le chercher à la sortie de l'école ; pour des raisons non précisées, Samuel est arrivé très en retard, et à son arrivée, Daniel s'est précipité vers lui en traversant la rue sans regarder - déjà, personne ne semble regarder la réalité de ce qu'il se passe - et est renversé par une voiture. Si toute la famille en garde des séquelles - à commencer par les stigmates de Daniel, symbole ou victime des dysfonctionnements du couple de ses parents -, la culpabilité de Samuel est évoquée par Sandra lors du procès, presque évincée, comme si elle la portait à la place de son mari. Si elle fait le choix de ne pas lui en vouloir - presque de ne pas en vouloir de cette culpabilité-là -, de ne pas rester enfermée dedans, ce positionnement dit quelque chose de ce qu'elle est prête à porter à la place de Samuel, pour maintenir la relation ; au détriment d'un enfant unique, dont on devine assez vite dans le film qu'il serait-il le seul adulte dans cette histoire ? Lui qui demande à la juge d'assister au procès - celle-ci refuse pour le protéger, car ce n'est pas sa place, mais finit par céder devant son insistance. Lui qui expérimente sur son chien adoré une prise médicamenteuse surdosée pour vérifier, et confirmer ce qu'il avait deviné, c'est-à-dire la tentative de suicide de son père quelques années plus tôt. Lui qui choisit de témoigner à la fin du procès, doué d'une maturité anticipée, presque déplacée, aboutissant à l'acquittement de sa mère, en ridiculisant au passage un avocat général dont les remarques et les questions sur le couple - il est dans son rôle - frôlent l'irréel, du moins démontrent une vision naïve et idéalisée des relations de couple. Lui qui, après sa prise de parole au procès de sa mère pour la mort de son père, attend sa mère, le seul parent qui lui reste, toute la soirée, jusqu'à son retour au milieu de la nuit. Et c'est là encore lui qui la console. Qu'est-ce que cela dit d'une parentalité peut-être difficile à recevoir, à assumer, à vivre dans un couple déjà abîmé, évité, délaissé ?


Ce film sensible, délicat, pertinent, questionne la relation de couple, la parentalité, la place de l'enfant, ce qui se joue pour chacun des partenaires dans une relation amoureuse, avec une telle justesse que l'on en oublie presque l'intrigue policière du meurtre ou du suicide du mari. Avec une pudeur proche d'une intimité parfois difficile et complexe à partager et à éprouver au sein du couple, Anatomie d'une chute invite d'une certaine façon à ne pas attendre d'en arriver là, au contraire : à regarder, entendre et écouter ce qui ne fonctionne pas ou plus, ce qui se répète, ce qui blesse et sépare, ce qui devient chaque jour après l'autre une violence ordinaire, vis-à-vis de l'autre mais aussi vis-à-vis de soi-même. Et c'est bien ce dont il s'agit dans une thérapie de couple : remettre chacun à sa place - notamment les enfants qui n'ont rien à faire là - et se donner un temps et un espace où tout peut être dit, où tout peut être entendu, avec la présence d'un tiers qui accompagne. Parce que ce n'est jamais si simple, parce que la relation change, et parce que parfois, il suffit d'un tout petit quelque chose pour trouver d'autres manières de vivre ensemble.




Posts récents

Voir tout

Komentarze


bottom of page