C'est l'histoire d'Une famille, film documentaire réalisé par l'écrivaine Christine Angot au moment où elle publie Voyage dans l'Est. Au moment où elle raconte l'inceste qu'elle a subi dès l'âge de 13 ans par son père. C'est l'histoire d'une femme qui décrit la douleur et la souffrance d'un traumatisme toujours là. C'est l'histoire d'une femme qui crie face au silence familial. C'est l'histoire d'une mère qui pense à sa fille qu'elle porte à l'écran, à travers des extraits de vidéos de vacances ou d'anniversaires. C'est l'histoire d'une fille qui a attendu et espéré l'écoute et la reconnaissance de sa mère et de sa belle-mère sur la réalité des abus sexuels subis. C'est l'histoire d'une réparation mère-fille, d'une fille à sa mère, pour sa mère. Peut-être aussi de quelque chose qui se rejoue, autrement, dans l'histoire transgénérationnelle de la relation mère-fille.
Le silence maternel sur l'inceste
La première scène du film est révélatrice dans ce qu'elle montre de symptomatique sur l'inceste, à savoir un silence familial, et notamment un silence maternel. Christine retourne sur les traces de son enfance à Strasbourg pour y rencontrer sa belle-mère, Elisabeth, afin d'entendre de sa bouche les réponses sur son silence assourdissant face aux abus incestueux de son mari - décédé depuis - sur sa belle-fille. L'installation d'une conversation entre les deux femmes ne se fait pas sans brutalité, comme si la violence du silence sur l'inceste se manifestait à nouveau : Elisabeth refuse de recevoir Christine, repousse sa porte d'entrée pour tenter de la mettre dehors. Elisabeth ne veut, ne peut - toujours pas - entendre la parole de sa belle-fille, apeurée par la présence de la caméra. Le dialogue est difficile à créer, la tension est grande entre elles, entre méfiance et besoin vital d'avoir des réponses et d'être entendue.
Quand Christine raconte les événements familiaux, comme un anniversaire, à l'occasion desquels son père a abusé sexuellement d'elle, Elisabeth n'entend pas, ne peut pas entendre. Pour elle, son mari "était toute sa vie". Elle répond qu'"elle ne veut pas savoir", explique qu'elle "n'a entendu qu'une partie de l'histoire", la version de sa belle-fille. Entendre les mots de Christine, c'est accepter l'inconcevable, c'est l'effondrement de toute une vie, c'est inaudible. La mère de Christine aura les mêmes mots, du moins dans un premier temps : ce qu'écrit Christine dans son roman, le récit qu'elle fait des abus incestueux répétés dès l'âge de 13 ans par son père, c'est "impensable, impossible" pour cette mère qui ne sait comment réagir face à sa fille. Un double mutisme maternel, une parole criée, hurlée, répétée et pourtant réduite au silence, à l'indifférence, au déni.
Une séparation mère-fille dans le corps
D'abord, la mère de Christine ne peut recevoir la violence des faits racontés par sa fille. Sa fille qui a été "toute sa vie" pendant les 13 premières années de l'existence de Christine, durant lesquelles son mari - le père de Christine - est absent du domicile familial, régulièrement en déplacements professionnels. Elles vivent toutes les deux, soudées, peut-être dans une relation fusionnelle. Lorsque le comportement de Christine change à partir de sa 13ème année - c'est-à-dire au moment où elle subit les premiers abus incestueux de son père -, sa mère ne comprend pas. Elle vit ce changement comme "une cassure" dans leur relation, sans poser de question, sans chercher à comprendre ce qu'il se passe dans la vie de sa fille. Peut-être est-ce l'adolescence et le début d'une séparation éprouvante pour sa mère. Il faudra plusieurs années pour qu'elle entende la parole de sa fille, ébranlée, bouleversée, submergée de honte et de culpabilité pour accepter la violence de la réalité, et la soutenir dans ses démarches tant familiales que littéraires. Une séparation mère-fille dans le corps, dans ce corps violé, abusé, de Christine pendant plusieurs années. C'est Eléonore, sa fille, à la fin du film, qui en fait part de cet inceste "dans le corps", y compris le sien, quand bien même ce n'est pas son histoire, mais celle de sa mère. La présence d'Eléonore, bébé, enfant sur les pellicules photos des souvenirs familiaux, puis adulte aux côtés de sa mère à la fin du film, marque une rupture transgénérationnelle - et peut-être aussi une rupture d'un climat incestuel -, non seulement pour Christine dans les réponses et discussions qu'elle a eues, mais aussi pour sa fille à travers une réalité révélée qui dévoile, responsabilise, et évite la transmission inconsciente d'un secret de famille dévastateur.
Des filles protectrices et réparatrices de leurs mères
Au-delà de cette histoire singulière d'inceste - qui fait partie aussi de la grande histoire, comme le fera remarquer l'avocat de Christine, lorsque sa belle-mère Elisabeth portera plainte contre elle suite à sa visite forcée, autre manifestation d'un déni -, le film présente aussi des relations mères-filles et filles-mères dans lesquelles les rôles s'inversent, dans lesquelles les filles protègent beaucoup leurs mères et réparent quelque chose de leurs histoires à elles. Lorsque la mère de Christine entend le récit d'inceste subi par sa fille de la part de son père, son mari, elle réalise que Christine "l'a protégée elle" en ne lui disant rien à l'époque des faits, que "les rôles étaient inversés." La fin du film met en scène un échange récent entre Christine et Eléonore, dans lequel celle-ci tient une forme de posture maternelle vis-à-vis de sa mère. Elle lui dit ces paroles qui ont tant manqué à Christine : "Je suis désolée maman qu'il te soit arrivé ça."Et Christine de lui répondre que ce sont exactement les mots "qui lui ont manqués." Comme si Eléonore répondait à la scène d'ouverture du film, au silence de la belle-mère Elisabeth ; comme si Eléonore parlait à la place de cette belle-mère. Eléonore est le seul personnage du film, parmi tous les membres de la famille interviewés par Christine, qui s'insurge, qui s'indigne et se révolte face à l'inceste subi par sa mère de la part de son grand-père, ce "connard" : "qui fait ça ?", s'exclame-t-elle, "c'est dégueulasse." Quand bien même les traces du traumatisme restent, une forme de réparation a lieu, par Eléonore pour sa mère, dans une histoire devenue commune, devenue presque celle d'Eléonore. D'ailleurs, l'affiche du film les montre toutes les deux, le visage d'Eléonore tourné vers sa mère. Comme un regard enfin posé sur la réalité de l'inceste subi par sa mère.
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